Le lierre d’Amaury

Soit une plante au tronc noueux qui s’élève sur des parois impavides et jamais lisses, des briques rouges au rejointoiement édenté, dont la poussière garance, ocre et rouille s’écoule lentement dans l’air à mesure que les griffes végétales l’enserrent. L’inexorable ascension se poursuit dans un désordre apparent.

Pourtant, on sait qu’il n’y a rien de plus réfléchi que la croissance du lierre, parce que jour après jour, il investit la lumière opale dont il a besoin et non le plein soleil ou l’ombre mortifère. Parce que du matin au soir, il grignote, creuse et pulvérise la paroi, parce que les feuilles dont il est si somptueux les matins d’été de les arracher sauvagement et de les éprouver au toucher, les forcer, chercher à les déchirer et de constater, vaguement déçu, leur résistance à notre opiniâtreté, ces feuilles qui naissent déjà brunes, puis plus claires et opposent pour de longs mois la trouble vision d’un vert trop vespéral mélangé à l’ocre rouge des briques et au ciment noirci, grisâtre et veiné de fissures infimes, ces feuilles cachent la lente et imperceptible destruction du mur.

Soit donc le lierre comme métaphore d’hybridation entre végétal et minéral, comme évocation de la ruine insidieuse, il est là dans les Ornamental paintings où se superposent des motifs emparés aux cultures arabes ou orientales, qu’on distingue ou reconnaît à peine, tant ils sont intriqués, d’une jubilation ironique où l’invasion du motif par un autre motif le cède au trompeur mais si commode sentiment esthétique. Comment ne pas voir non plus dans la série de Indigénisations où les monuments épigones de nos cultures à travers le monde, les temples pyramides, tours, obélisques se juxtaposent et s’hybrident, comment ne pas voir dans cette série où les édifices qui nous paraissent antédiluviens, d’avant le déluge occidental où la perspective géométrique est venue radicaliser, mettre à bas toute autre lecture de l’espace, où ces édifices s’épousent donc si bien qu’ils en défient nos fondements culturels, comment ne pas voir ce lent délitement de la mémoire, comme la déliquescence du mur sous l’inexorable force de la liane lierre qui se tend et s’impose ?

Des Confitures mortelles, voilà bien encore cette belle et vénéneuse promesse, des confitures à base de plantes toxiques… Voilà le bel objet et son non-usage, telle est l’ironie de l’art.

Reviendrons nous sur le filet de camouflage blanc ? La croissance régulière du motif sur le mur auquel il se confond est presque littéralement l’illustration de nos métaphores végétales…

Et il faut rendre une justice immense au travail d’Amaury, en voilà un qui ne se complait pas dans le galvaudé et deleuzien symptôme du rhizome… Non, Amaury ne triche pas, non le clivia n’a pas répandu sous terre son réseau de racines longilignes, blanches et onduleuses, répugnantes et insensées comme d’immenses vers se découplant quoique issus de la même hydre… Au contraire, lorsque Amaury met en relief des trous de vers, il les dresse, bien fiers, dans leur galbe d’étain, amusés, animés, presque joueurs.

Rien de deleuzien non plus, lorsque l’artiste, dans sa série des directions métaphysiques, inscrit des concepts-symptômes sur des panneaux de signalisation : « le sens de la vie », « l’immortalité », « le destin »… et semble indiquer une direction, invisible mais ostensible. Mise à jour du travail, torture et parturition, qui s’essaie à restituer le sens… Invasion visible des longues bâches plastiques transparentes à travers l’espace, invisible évasion dans l’énonciation/dénonciation du non-sens. A chacun de ses anniversaires, Amaury fait graver en lettres dorées sur une plaque de marbre noir ce qui est moins un jeu de mots que des mots déjoués, « Get up, stand up ». Ou comment, de l’outre-tombe appeler à l’antimémoire…

En Europe centrale, certains cimetières ne contiennent que de rares stèles éparses qui tiennent de guingois sur un sol meuble… Peu de noms, pas de plate-tombe… en tout et pour tout sur toute l’étendue un seul tapis de lierre qui frémit sous une pluie insinueuse…

Jérôme Felin, novembre 2014